Nous avons rencontré Fabrizio Barca, statisticien et économiste, coordinateur du Forum Disuguaglianze Diversità. Malgré le nombre important de postes institutionnels qu’il a occupés – de la Banque d’Italie à l’OCDE, du ministère de l’Économie et des Finances au poste de Ministre pour la Cohésion des territoires –, Fabrizio Barca se présente avant tout comme le porte-parole d’une vision et d’une éthique claire et convaincue organisée autour de la lutte contre les inégalités. Dans le contexte actuel de crise et de changements politiques en Italie, il nous a livré une analyse socio-politique de la péninsule, en indiquant une voie de gauche à suivre. Interview publiée dans Le Grand Continent
Vous qui avez été membre d’un gouvernement technique, comment jugez-vous le nouveau gouvernement Draghi ?
Le nouveau gouvernement Draghi est un cas unique, et ce même dans un pays qui possède une histoire particulière comme la nôtre. En effet, les gouvernements Dini1 et le gouvernement Ciampi2, menés tous deux par deux techniciens, avaient également la particularité d’être des gouvernements avec un mandat politique fort – l’un de centre droit, l’autre de centre gauche. Le gouvernement Monti3 était un gouvernement totalement technique, mais il était également en charge d’un mandat politique précis, contenu dans un programme négocié par le gouvernement de centre-droit avec l’Union européenne afin de garantir les comptes publics du pays, ce programme ayant ensuite été repris par le centre-gauche lorsqu’il est apparu que seul un gouvernement d’unité nationale et technique pouvait en garantir la mise en œuvre.
Ici, nous sommes au contraire en présence d’un gouvernement sans mandat stratégico-politique originaire des partis. Compte tenu des déclarations très ouvertes faites lors de la présentation par le Premier ministre, il s’agit d’un gouvernement qui ne pourra être jugé que lorsque nous comprendrons comment celui-ci entend atteindre les objectifs proposés, tels que l’accélération de la campagne de vaccination, le Plan national de relance et de résilience (PNRR), ainsi que les autres objectifs annoncés.
Concernant le Plan national de relance et de résilience (PNRR), comment analysez-vous le risque, soulevé par certains Italiens, qu’un tel plan intensifie la « contrainte extérieure » exercée sur l’Italie, retardant ainsi de quelques années une crise eurosceptique ?
Il s’agit d’un énorme enjeu pour l’Europe, parce qu’elle est peut-être sur le point (qu’elle risque) de changer son mode de gouvernance en s’engageant sur ce terrain. Cela voudrait dire qu’elle s’apprêterait à émettre des obligations européennes d’État, en suivant les recommandations de Thomas Piketty et d’autres économistes, en adjoignant au pouvoir monétaire un pouvoir fiscal, en nommant un ministre du Trésor, en donnant un pouvoir de contrôle au Parlement etc.. Il n’en va donc pas seulement du sort de l’Italie : si la partie tourne mal, les conséquences seront dures pour l’Italie, mais aussi pour l’Europe, puisque cette dernière joue son avenir ici …
Qu’a fait le gouvernement Conte II ? Qu’est-ce qui pourrait changer avec le gouvernement Draghi ?
Le gouvernement Conte II était, d’une certaine manière, conscient des enjeux de notre époque. Il s’est beaucoup investi conformément aux usages modernes, mais son action est restée circonscrite aux arcanes du gouvernement. Après un mauvais départ – la remise sur pied des projets existants ayant précédé la hiérarchisation des objectifs – et des premières propositions fragiles (début décembre 2020), l’hypothèse de gouvernance proposée étant irréaliste. Certaines critiques – dont celles du Forum Disparités et Diversité [ForumDD] – ont conduit le gouvernement à amender ses propositions, qui ont été intégrées au projet approuvé le 12 janvier et sur lequel se fonde désormais le gouvernement Draghi pour gouverner le pays.
Le ForumDD avait fait des propositions spécifiques pour donner au Plan adopté par le gouvernement une véritable stratégie à l’échelle du pays. Elles sont le reflet de notre diagnostic, et de la vision que nous prônons. Il a semblé nécessaire d’expliciter les résultats attendus en termes de conditions de vie et de travail, pour que les millions d’Italiens qui veulent reconstruire leur projet de vie puissent le faire avec un minimum de certitudes : je veux parler des travailleurs qui n’ont pas ou n’auront bientôt plus de travail ; des PME ou encore des jeunes qui ont été pris au dépourvu par la crise. Il leur sera utile de savoir que dans tel lieu, le gouvernement prévoit d’augmenter le nombre de places dans les crèches (qui permettent une plus importante égalité des chances, une plus forte attractivité de la région, et des possibilités d’emploi, en particulier pour les femmes) ; que les bâtiments et les lieux publics seront rénovés (sur les plans énergétique et esthétique) ; que les entreprises de la filière verte seront soutenues ; que les services de santé et de soins et la mobilité seront améliorés ; que la collaboration entre les entreprises et les universités sera renforcée et que les entreprises en difficulté se verront offrir des possibilités de se relancer (peut-être par le biais du rachat des travailleurs). L’État peut jouer cette carte, une carte keynésienne non seulement dans le sens où il pourrait soutenir la demande globale, mais aussi dans le sens où il pourrait offrir des certitudes dans une situation de grande incertitude. Et pour ce faire, il est nécessaire que d’une part, nos grandes entreprises publiques soient impliquées en première ligne, avec des missions stratégiques fortes ; d’autre part, que les chaînes territoriales de mise en œuvre des projets soient identifiées, et qu’on leur confie la tâche de mener à bien les projets en cassant les cloisonnements sectoriels là où c’est possible, pour construire des stratégies territoriales pouvant faire l’objet de demandes et proposant un réel encadrement.
Il n’est pas certain que nous ne réussirons pas. Mais s’il veut réussir, il faut que nouveau gouvernement sorte de sa tour d’ivoire et de ses palais, ce dont nous avions déjà averti le gouvernement Conte II. Ne pensez pas pas qu’il suffise de remplacer les techniciens par des techniciens. Le changement doit être rapide, il faut d’abord remplacer – comme cela est souvent le cas au moment d’un changement de gouvernement – les chefs des administrations centrales responsables de l’élaboration des politiques, puis établir un dialogue étroit et informé entre ces techno-bureaucraties et les connaissances issues du partenariat solide entre les sphères économiques et sociales du pays. Nous ne voulons pas d’un « grand débat sur les grands systèmes » : il nous faut mener une étude comparative des objectifs stratégiques uniques, en recueillant des réactions, des questions et des propositions ; des estimations et des décisions, en tenant informés les acteurs sur les décisions prises et leurs motivations. Il faudra ensuite, sans perdre de temps, recruter des jeunes et un important vivier de ressources humaines dans tous les secteurs administratifs, en profitant de l’occasion unique que représente le départ en retraite d’une génération entière – plus de 500 000 postes à pourvoir –, avec des avis de concours rapides (3-6 mois) et modernes tout en veillant ensuite à leur insertion et au tuilage entre les « anciens » et les « nouveaux » afin que l’objectif réponde aux attentes du Plan. Sur ce dernier point, le Président du Conseil Mario Draghi a donné des signaux convaincants, quoique ses prises de position n’ont pas encore été à la hauteur sur l’indispensable thème du dialogue social. C’est là que se joue le jeu italien.
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17 janvier 1995-18 mai 1996.
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29 avril 1993-13 janvier 1994.
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16 novembre 2011-21 décembre 2012, au sein duquel Fabrizio Barca était Ministre de la Cohésion territoriale.